Voilà un livre fort intéressant pour qui essaie de comprendre qui est l’être humain et comment fonctionne son cerveau. Cet ouvrage tente d’expliquer comment se fondent nos décisions conscientes ou inconscientes et ce qui les perturbe. Nos décisions sont-elles rationnelles? La question a été laissée aux philosophes pendant des siècles mais à l’aube du nouveau millénaire économistes, psychologues et neuroscientifiques ont développé une nouvelle discipline: la neuro-économie ou science de la décision.
En préambule l’auteur (http://www.slate.fr/source/149739/mathias-pessiglione) nous impose de nous familiariser avec quelques notions fondamentales d’économie comportementale et ses modélisations computationnelles. Ce n’est pas trop indigeste et c’est indispensable pour la suite. C’est tout de même intéressant de réaliser qu’une décision résulte d’un choix entre plusieurs options dont « l’utilité attendue » peut se calculer = bénéfice attendu – coût (effort à fournir pour obtenir le bénéfice). Le bénéfice lui-même se calcule = valeur (quantification de l’amélioration de bien être) pondérée par la probabilité que l’option survienne et par son délai de survenue. Chaque terme de l’équation répond à un aspect psychologique de la personne: la probabilité à la confiance, la valeur au désir, le coût à l’effort et le délai à l’impulsivité. Voilà le lien entre l’économiste et le psychologue. Une décision rationnelle sera de choisir l’option qui a la plus grande utilité attendue mais les comportements observés dans la vraie vie s’écartent souvent du choix rationnel et le psychologue essaie d’en trouver les raisons et de les fonder sur des preuves.
Le neuroscientifique tente de localiser les réseaux de neurones qui s’activent pour une fonction cognitive donnée comme une prise de décision. Dans ce but, il analyse les conséquences de l’inhibition ou de l’hyperstimulation de structures cérébrales déterminées survenues à l’occasion de pathologies diverses (traumatisme, hémorragie, épilepsie …). Ces données sont croisées avec les résultats d’IRM fonctionnelle et d’électrophysiologie. Le cortex orbito-frontal s’active lors de l’apprentissage et de la mise à jour des valeurs, des ganglions de la base (striatum et pallidum) dans la prise de décision.
La plupart de nos décisions sont inconscientes. Spinoza disait en 1677 à propos du libre arbitre: « … ils (les humains) sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. » Inutile d’interroger une personne sur ses choix, elle peut mentir et surtout ne pas avoir conscience de ses propres raisons. Si on admet que la décision résulte du choix de l’option de plus grande valeur, alors ces valeurs doivent être représentées dans notre cerveau et c’est aux algorithmes de décodage de les révéler comme cela a été fait dans d’autres domaines (la perception visuelle, les rêves…). En IRM fonctionnelle valeurs conscientes et inconscientes activent les mêmes régions du cerveau (le cortex orbito-frontal), elles sont donc représentées dans les mêmes régions. L’auteur conclue des expérimentations psychologiques que l’inconscient n’est pas particulièrement source d’irrationalité dans nos décisions et qu’il n’y a pas de conflit entre motivations conscientes et inconscientes.
Le comportement des humains (qui résulte de ses prises de décision) est sous la dépendance permanente de nombreux neuromodulateurs dont le mieux étudié est sans doute le système dopaminergique. La pathologie neurologique en est une bonne illustration: dans la maladie de Parkinson due à un déficit de dopamine, on observe une apathie (déficit de motivation à prendre une décision) et une akinésie (difficultés motrices). A l’inverse, la maladie de Gilles de la Tourette due à un état hyper-dopaminergique est caractérisée par des tics vocaux et faciaux incontrôlables. Notre quotidien est sous la dépendance de systèmes opposants (broyer du noir ou voir la vie en rose) et l’équilibre entre neuromodulateurs appétitifs et aversifs joue un rôle majeur dans nos décisions: les esprits chagrins « évitent », les esprits positifs entreprennent. Cet équilibre peut varier d’un jour à l’autre, le déséquilibre biaise l’estimation des valeurs et conduit à des choix irrationnels.
L’IRM fonctionnelle a révélé que le cortex orbitofrontal héberge les représentations des valeurs et assure la comparaison des options pour la décision. Il s’agit d’une machinerie assez extraordinaire qui, grâce à des couches de neurones, est capable d’évaluer des attributs très différents pour estimer une valeur dans une « monnaie unique » (la quantité d’activation neuronale) dans le but de comparer entre elles des valeurs très différentes (aller au cinéma, boire un whisky avec un copain ou visiter sa belle-mère en maison de retraite…) et déterminer celle qui a la plus grande utilité attendue. Cette machinerie comporte de nombreux mécanismes adaptatifs pour l’efficacité et la sûreté du système mais ce sont aussi des possibilités d’erreurs dans l’estimation des valeurs et donc des sources de choix irrationnels.
Descartes pensait que les émotions altèrent notre jugement et écartent nos décisions du choix rationnel. De nombreux tests mettent en évidence le rôle déviant des émotions dans nos décisions ( loteries, jeu de l’ultimatum, jeu de la confiance, jeu du pot commun…). Les émotions ont globalement une valence, positive (la joie) ou négative (la colère) à laquelle correspond une région du cerveau activée en IRM fonctionnelle: les amygdales pour les valences positives, l’insula pour les valeurs négatives. Les émotions peuvent aussi apparaître comme des automatismes adaptatifs permettant un gain de temps et l’économie de l’analyse rationnelle de toutes les options du choix. De plus le caractère irrationnel du choix ne se conçoit qu’à l’échelle de l’individu alors qu’il peut être tout à fait rationnel du point de vue de l’évolution comme le montre l’effet favorable de la « punition altruiste » sur la prospérité de la société.
La colère est mauvaise conseillère mais comme pour d’autres émotions le cerveau a la capacité d’exercer un contrôle cognitif qui peut aboutir à l’arrêt de la réaction automatique en cours et déclencher une autre routine mieux adaptée à des buts à plus long terme. Le contrôle cognitif exercé par le cortex préfrontal latéral joue donc un rôle essentiel dans les choix intertemporels (qui ont des effets à des échelles de temps différentes) comme fumer pour obtenir un plaisir immédiat ou ne pas fumer pour se préserver une vieillesse en bonne santé. Le contrôle cognitif semble être un mécanisme épuisable: la fatigue cognitive favorise l’impulsivité donc les choix à bénéfice immédiat. A ce titre, l’étude des jugements de libération anticipée en fonction de la fatigue cognitive des juges fait froid dans le dos. Un dérèglement du contrôle cognitif peut conduire à des choix pathologiques comme la boulimie due au déficit de contrôle et l’anorexie mentale due à l’excès de contrôle. L’hippocampe joue aussi un rôle dans les choix intertemporels car souvent le bénéfice immédiat est accessible à nos sens (on voit le paquet de cigarettes) alors que le bénéfice futur doit être imaginé à l’aide de nos souvenirs.
Autre source d’irrationnalité: notre cerveau social. Nous ne prenons pas nos décisions dans un milieu isolé de toute influence mais dans un monde social. Nous sommes soumis en permanence à des injonctions à choisir ceci plutôt que cela et nos choix varient selon notre suggestibilité. Nous avons souvent besoin pour nous déterminer d’anticiper les comportements de nos concitoyens, le cortex frontal médian nous permet d’inférer leurs états mentaux et même si ceux-ci sont parfois erronés, ils nous permettent d’améliorer notre comportement dans notre monde subjectif. En société certains individus sont peu coopératifs, ils profitent de l’effet de groupe qui masque leur « paresse sociale ». A l’autre extrémité du spectre, d’autres ont une forte motivation pro-sociale et se mobilisent davantage quand le bénéfice va à d’autres que soi. Nos décisions sont aussi parfois conditionnés par le désir mimétique dû aux neurones miroirs qui nous incitent à désirer ce que désire autrui, introduisant un risque d’instabilité dans nos préférences. Enfin on peut citer le besoin de préserver notre image ou notre réputation qui nous conduit à faire des choix différents de nos préférences.
En conclusion, après avoir posé un regard objectif sur les apports de la confrontation du psychologue, du neuroscientifique et de la jeune neuro-économie, l’auteur en vient tout naturellement à (re)poser la question du libre arbitre: suis-je le maître de mes décisions? ma volonté consciente détermine-t-elle mes actions? Faut-il s’affranchir de la position moniste « selon laquelle les évènements mentaux ne peuvent pas s’autonomiser des évènements matériels se produisant dans le cerveau »? Les neurosciences ne parviennent pas à éliminer le libre arbitre mais il leur serait encore plus difficile de prouver son existence, tout simplement parce que nous ne savons pas conceptualiser comment la pensée peut faire bouger la matière (de notre cerveau). Cet ouvrage est une mine d’informations et de réflexions pour un public (très) concerné, j’estime avoir compris environ 60 pour cent de son contenu. Merci de ne pas me soumettre à un QCM pour vérifier.