LA SCIENCE DOIT-ELLE ÊTRE ÉTHIQUE ?
Le questionnement Science et Éthique, un questionnement nouveau
SUPPORTS DE RÉFLEXION DU DÉBAT
Ernest Renan (1823-1892) – Conférences à Notre-Dame (Annexe 1)
Le questionnement entre science et éthique est un débat en réalité nouveau, car pendant très
longtemps la positivité de la science semblait évidente (comme en atteste le texte suivant d’Ernest
Renan). La fameuse citation de Rabelais “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme” est
fort mal comprise, puisqu’elle ne questionne pas la science au sens éthique (notre interrogation
moderne), mais les dispositifs pédagogiques et le quadrivium alors en usage à la Renaissance,
donc la théologie et la scolastique. Pendant longtemps, on a cru pour de bonnes raisons à la
positivité intrinsèque et naturelle, non pas de la science (car le statut de la science n’est pas à
évaluer éthiquement mais épistémologiquement), mais des fruits de la science.
Albert Camus (1913 – 1960) – Combat, 8 août 1945 (Annexe 2)
La fin de l’âge de l’innocence scientifique, de son idéalité naïve et généreuse,
est intervenue au début du 20ème siècle
Ce fut la naissance de la question éthique dans la science
La déception sera brutale au début du 20ème siècle quant apparaîtront les potentiels destructeurs
des applications scientifiques lors de la 1 ère et de la 2ème guerre mondiale. Ce sera pour une
désillusion en son temps comparable à la désillusion des communistes occidentaux à la
découverte de la nature réelle de l’URSS dans les années 1970.
Théodore Monod (1902 – 2000) – Terre et ciel (Annexe 3)
La science est sortie de son idéalité métaphysique,
elle est désormais confrontée à la responsabilité des conséquences de ses découvertes
David Ruelle – Hasard et Chaos (Annexe 4)
La science est amorale, ce sont ses applications qui sont des objets éthiques
Nous voudrions que la science soit morale pour ne pas avoir à nous poser la question de son
utilisation, utilisation de la science qui est évidement notre.
Ce que j’en pense après le débat:
Dans le terme science, j’entend trois parties: un substrat (notre environnement) concerné par un corpus de connaissances, la recherche scientifique qui part à la découverte de nouvelles connaissances, les applications qui découlent des découvertes de la science. Pour le deuxième terme de l’énoncé, faut-il distinguer la morale de l’éthique, distinction dans laquelle la morale serait un ensemble de normes et de règles et l’éthique serait un questionnement permanent de la morale?
S’il ne fait pas de doute que la recherche scientifique doit être éthique dans tous ses aspects (choix des sujets, financements, procédures méthodologiques, publications des résultats, contributions d’équipes concurrentes etc.), de même les applications des recherches ne doivent pas être développées au détriment de l’humanité et de son environnement. S’il ne peut pas les contrôler le chercheur ne peut pas pour autant les ignorer. Qu’en est-il du corpus de connaissances acquises? Par définition une donnée est scientifique si elle peut être constamment soumises à l’expérimentation, elle est donc un sujet pour la recherche. Les connaissances sont donc elles-mêmes soumises à l’éthique. L’éthique fait évoluer la science et la science fait évoluer l’éthique.
Enfin, j’adhère à la conclusion proposée à la fin du débat: la science est une activité humaine et comme toute activité humaine elle se doit d’être éthique.
Annexes:
Annexe 1:
Bien loin d’être indifférente à la démocratie, la science pure lui rend les plus grands
services et contribue plus que quoi que ce soit au grand but de la démocratie, qui est
l’émancipation et l’amélioration du peuple. Une chose évidente d’abord, c’est que
chaque découverte pratique de l’esprit humain correspond à un progrès moral, à un
progrès de dignité pour l’universalité des hommes (…) Il n’y a pas jusqu’aux inventions
les plus meurtrières qui n’aient servi elles-mêmes à la civilisation. Avant la poudre à
canon, celui qui avait un bon cheval et une bonne armure était tellement supérieur au
pauvre homme désarmé, que celui-ci n’avait qu’à plier devant lui ; depuis la poudre à
canon et l’artillerie, la supériorité du chevalier, du seigneur féodal, a disparu. Tout
homme, pourvu qu’il soit brave, est l’égal d’un autre ; dès lors, nos grands États
modernes, négation de la féodalité, ont été créés. Rien ne prouve mieux combien
toutes les parties de l’humanité sont solidaires. Une découverte faite à un bout du
monde devient émancipatrice, instrument de progrès à l’autre bout; un savant solitaire
découvre une loi de la nature, et cette loi, bien connue, fait disparaître des supplices,
des douleurs et des hontes héréditaires. (…)
La force de la vapeur a-t-elle été trouvée d’une manière fortuite et empirique ?
Nullement. Papin, Watt étaient des savants, des savants très profonds, et sans de
longues expériences on n’aurait jamais pu faire cette découverte, la plus extraordinaire
qu’on puisse citer… L’éclairage électrique a son origine dans la connaissance d’une
force à peine visible dans la nature… (…) L’agronomie elle-même, cette industrie toute
pratique, a bénéficié en bien des choses de la science abstraite. Voyez ces machines
agricoles, ces batteuses, à combien d’efforts de bras elles suppléent. Souvenez-vous
combien pénible était autrefois le travail de la moisson ; maintenant une machine
supporte tout l’effort et le rend inutile. Souvenez-vous quelle révolution a produite, dans
la richesse publique, la fabrication du sucre de betteraves. Que n’aurais-je pas à dire
des bienfaits que l’humanité doit aux progrès de la physiologie, des sciences de la
vie ? Autrefois, telle maladie était tenue pour incurable. Maintenant on la guérit
radicalement en quelques minutes. Ai-je réussi à vous montrer que ces études, en
apparence réservées à un petit nombre, sont des mères fécondes de découvertes dont
tous profitent, que le peuple a le plus grand intérêt à ce qu’il y ait des savants qui
travaillent à agrandir le cercle des connaissances humaines, que les plus belles
inventions sortent de travaux d’abord obscurs et solitaires ?
Je suis convaincu que les progrès de la mécanique, de la chimie, seront la rédemption
de l’ouvrier; que le travail matériel de l’humanité ira toujours en diminuant et en
devenant moins pénible; que de la sorte l’humanité deviendra plus libre de vaquer à
une vie heureuse, morale, intellectuelle. Aimez la science. Respectez-la, croyez-le,
c’est la meilleure amie du peuple, la plus sûre garantie de ses progrès.
Ernest Renan (1823-1892)
Conférences à Notre-Dame
Annexe 2:
Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis
hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information
viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au
milieu d’une foule de commentaires enthousiastes, que n’importe quelle ville
d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la taille d’un
ballon de football.
Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes
sur l’avenir, le passé, les inventions, le coût, la vocation pacifique et les effets
guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe
atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de
parvenir à son dernier degré de sauvagerie.
Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Il va falloir choisir, dans un
avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif, ou l’utilisation intelligente des
conquêtes scientifiques. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la
violence […], indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se
consacre au meurtre organisé, personne sans doute ne songera à s’en étonner…
En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une
découverte qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction
dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles…
Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être
définitive.
Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons
encore mieux que le paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une
prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de
choisir définitivement entre l’enfer et la raison.
Albert Camus (1913 – 1960)
Combat, 8 août 1945
Annexe 3:
On peut diviser la science en deux grands groupes, l’un consacré à l’exploration de la
planète, au cosmos et ses constituants, et l’autre aux applications éventuelles des
connaissances que l’on possède. Les sciences pures sont inoffensives par définition,
contrairement aux sciences appliquées qui portent sur des applications concrètes.
Immédiatement, on se heurte au problème de savoir dans quelle mesure les
découvertes que l’on va faire, les applications que l’on va chercher à découvrir sont
bénéfiques au bien-être de l’homme, ou si l’on veut, à son bonheur. C’est là que des
distinctions vont s’imposer très rapidement entre ce qui est utile à l’Homme avec un H
majuscule, ce qui peut lui être nocif ou mettre en péril sa vie physique, sa destinée,
son avenir. On entre dans une problématique d’une gravité tout à fait exceptionnelle.
C’est dans les applications que l’homme doit effectuer des choix. Chaque fois que les
connaissances humaines entrent en application sur un point ou sur un autre, quel qu’il
soit, le problème moral va se poser. La conscience de l’homme, individuelle ou
collective, doit être perpétuellement en éveil, pour déterminer ce qu’elle autorisera
parmi les applications de la science, ce qu’elle rejettera, ce qu’elle interdira si elle
découvre qu’une application se révèle dangereuse.
Théodore Monod (1902 – 2000)
Terre et ciel
Annexe 4:
La science ne devrait-elle pas avoir un comportement plus responsable ? La réponse à
cette dernière question est claire : la science est totalement amorale, et complètement
irresponsable. Les scientifiques agissent, individuellement, suivant le sens qu’ils ont
(ou n’ont pas) de leur responsabilité morale, mais ils agissent comme êtres humains,
pas comme représentants de la science. Prenons un exemple. Ce que l’on appelait
jadis la nature, et qui n’est déjà plus que notre environnement, est en passe de
devenir simplement notre poubelle. Est-ce la faute de la science ? La science peut
effectivement aider à la destruction de la nature, mais elle peut aussi aider à protéger
l’environnement, ou elle peut servir à mesurer la pollution. Les décisions sont toutes
humaines. La science répond aux questions (au moins de temps en temps), mais ne
prend pas de décision. Les humains prennent des décisions (au moins de temps en
temps).
Il est difficile de juger quels sont les choix réellement ouverts à l humanité.
L’apocalypse est-elle pour demain ? Ou le genre humain peut-il poursuivre indéfiniment
sa carrière ? Le cerveau que nous utilisons est le même que celui de nos ancêtres de
l’âge de la pierre, et il a fait preuve d’une flexibilité étonnante. Au lieu de courir à pied et
de chasser avec un javelot, l’humain moderne conduit une voiture et vend des
assurances. Et à moins d’un cataclysme prochain, il y aura d’autres changements, de
nouveaux progrès. Pour de nombreuses tâches techniques, nos cerveaux
paléolithiques obsolescents seront remplacés par des machines plus rapides, plus
puissantes et plus fiables. Et la science viendra à l’aide de nos antiques mécanismes
de copie génétique, permettant d’éviter toutes sortes d’horribles maladies. Et nous ne
pouvons pas dire NON. Pour des raisons sociologiques nous n’avons pas l’option de
refuser toutes ces magnifiques améliorations. Mais l’humanité pourra-t-elle survivre aux
changements que nous ne pouvons éviter de faire à notre environnement physique et
culturel ? Nous n’en savons rien. Maintenant comme jadis, l’obscurité de notre futur
reste insondable, et nous ne savons pas si l’humanité marche vers un futur plus noble,
ou vers une autodestruction inévitable.
David Ruelle
Hasard et Chaos
POUR APPROFONDIR CE SUJET
- Survivre à la science, une certaine idée du futur, Jean-Jacques Salomon, Albin Michel, 2000
- La course folle, des généticiens parlent, de Caroline Glorion, Éditions les Arènes, 2000
- Lettres aux générations futures, ouvrage collectif, réunis par Federico Mayor et Roger-Pol Droit,
UNESCO, 1999 - Les péchés capitaux de la haute technologie, Robert Bel, Seuil, 1998
- Contre la peur, Dominique Lecourt, PUF, 1999
- L’éthique des sciences, Gérard Toulouse, Éditions Hachette,1998
- L’héritage de la liberté, de l’animalité à l’humanité, Albert Jacquard, Seuil point, 1991
- Le meilleur des mondes, Aldous Huxley, 1932